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La 66e session de la Commission de la condition de la femme (CSW) se tiendra du 14 au 25 mars 2022, sur le thème de la « Réalisation de l’égalité des genres et de l’avancement de toutes les femmes et de toutes les filles dans le contexte des politiques et programmes relatifs aux changements climatiques et à la réduction des risques environnementaux et des risques de catastrophes ». Le rapport du secrétaire général de l’ONU à la CSW, qui sera présenté lors de la session, donne à nouveau une image peu réjouissante de la situation actuelle des changements climatiques, avec notamment l’appauvrissement croissant de la biodiversité, la dégradation des sols et la pollution, qui ont tous des impacts néfastes disproportionnés sur les droits humains des femmes et des filles.
Alors que ce rapport reconnaît maladroitement que « ces tendances s’inscrivent dans le prolongement de modes de production, de consommation et d’utilisation des terres non durables, de l’exploitation des ressources, de l’accumulation de richesses et de la dépendance destructrice aux combustibles fossiles[1][MB2] », il n’aborde pas la cause profonde de l’urgence climatique : le système économique capitaliste et le rôle indissociable des entreprises privées, particulièrement celles en lien avec le secteur des combustibles fossiles. Le capitalisme et l’emprise des entreprises sur l’élaboration des politiques entretiennent l’impératif de croissance et l’idée que les ressources naturelles sont infinies qui, à leur tour, alimentent les conflits sur les ressources et favorisent les lois et les politiques publiques qui privilégient le profit privé au détriment de la protection de l’environnement et des droits humains.
Depuis des décennies, les activistes pour les droits humains, environnementaux, féministes et autochtones, ainsi que de nombreuses autres personnes, sont en première ligne du plaidoyer pour un régime juridique international capable de tenir les États et les entreprises responsables de leurs obligations en matière de droits humains et qui, ce faisant, aurait le pouvoir de régir les conséquences néfastes du capitalisme sur les populations et l’environnement. Ces efforts ont donné lieu, en 2014, à la création du Groupe de travail intergouvernemental (IGWG) à composition non limitée sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, dont le mandat est d’élaborer un nouvel instrument international juridiquement contraignant portant sur les entreprises et les droits humains.
L’IGWG a tenu sa septième session à Genève en octobre 2021. Alors que les travaux de la session étaient en cours, nous avons pu observer, à El Estor au Guatemala, un exemple frappant de la raison pour laquelle des négociations et la réglementation des sociétés transnationales sont non seulement essentielles, mais urgentes.
Dans la municipalité guatémaltèque d’El Estor, le peuple Q’eqchi lutte sans relâche depuis des années[MB3] contre les opérations d’exploitation illégale de la mine de nickel Fénix, propriété de l’entreprise Solway Mining basée en Suisse. Bien que la Cour constitutionnelle ait ordonné [MB4] la suspension des opérations minières illégales pour non-respect du droit à un consentement libre, préalable et éclairé (FPIC) jusqu’à ce qu’un processus officiel de consultation soit mené à bien, l’entreprise poursuit ses opérations.
Alors que des négociations étaient menées à Genève en octobre 2021, la manifestation pacifique de la communauté était réprimée dans la violence et les autorités déclaraient l’état de siège. Les autorités guatémaltèques ont effectivement mené des consultations en novembre et en décembre 2021, pour finalement rétablir le permis d’exploitation minière de l’entreprise. Des OSC (organisations de la société civile) locales ont cependant dénoncé de nombreuses irrégularités lors du processus de consultation, démontrant pourquoi il est impératif de mettre un terme à l’impunité des entreprises.
Outre les directives volontaires, il n’existe à l’heure actuelle aucun cadre juridique contraignant réglementant les impacts des activités des entreprises, et notamment des sociétés transnationales, sur les droits humains. Nombreuses cependant sont celles qui causent ou sont complices d’actes de violence, de perte de moyens de subsistance et de multiples autres abus des droits humains. Un instrument juridique international peut réglementer le pouvoir corporatif en instaurant des standards spécifiques et contraignants afin de veiller à ce que les entreprises respectent les droits humains. Un tel traité imposerait aux gouvernements de prendre des mesures qui tiendraient les sociétés transnationales et autres entreprises responsables des conséquences de leurs activités sur les personnes et les communautés en situation de marginalisation, et sur l’environnement.
La coalition Féministes pour un traité contraignant (F4BT) et de nombreuses autres coalitions de la société civile, mouvements et activistes du monde entier se mobilisent tous les ans depuis 2015 afin d’inciter les États à venir à la table des négociations et prendre des mesures significatives et immédiates en faveur de la finalisation d’un texte commun. En octobre 2021, près de 70 délégations étatiques et environ 300 OSC ont participé, en personne et en ligne, à la septième session de l’IGWG. Des représentant·es de différentes organisations membres de la F4BT ont publié des déclarations sur des articles précis du projet de traité au nom de la Coalition, appelant à un traité ambitieux prenant en compte la dimension du genre.
La recherche poursuit sadémonstration que l’impact des violations des droits humains par les entités corporatives est bien plus vaste et dévastateur pour les femmes et les filles, du fait d’une discrimination préexistante à leur encontre. Les femmes, les filles et les communautés en situation de marginalisation sont systématiquement exposées aux risques les plus élevés de violence, de dépossession et d’abus. Mettre un terme à l’impunité des entreprises est ainsi non seulement une question féministe mais une priorité. La coalition F4BT, aux côtés d’autres activistes, continue de souligner la nécessité d’un traité incluant des protections efficaces prenant en compte la dimension du genre pour les personnes et les communautés dans divers contextes vulnérables.
Ce processus doit se poursuivre
Lors de la septième session de l’IGWG, plusieurs États ont défendu des dispositions indispensables pour la protection des défenseur·es des droits humains, une approche prenant en compte le genre et la protection des personnes et groupes particulièrement à risque. Il est essentiel que ces éléments soient conservés dans le prochain projet de traité.
Certains États ont fait part de leur inquiétude quant au fait que les questions juridiques incluses dans le projet de traité sont complexes et pourraient être contraires aux lois nationales. L’objet d’un instrument international de droits humains sur les entreprises et les droits humains devrait cependant être d’élever les standards nationaux, de manière à les aligner sur le droit international des droits humains, et de résoudre les lacunes systémiques en matière de redevabilité auxquelles sont confrontées les victimes qui demandent justice face aux violations des entreprises.
En 2021, nous avons à nouveau été témoins d’arguments contre le processus de préparation de l’instrument juridiquement contraignant. D’autres ont questionné la nécessité d’un tel instrument. La démonstration de la multiplication des abus et actes de violence des entreprises à l’égard des communautés et défenseur·es des droits humains, ainsi que le manque constant de redevabilité, continuent cependant de souligner la nécessité absolue d’une réglementation stricte des activités des entreprises en matière de droits humains. Il est indispensable que des mesures urgentes soient prises, par le biais d’un traité international, pour garantir la cohérence des actions de l’État et aborder les défis posés par les activités commerciales transfrontalières. Une telle initiative doit inclure, prioriser et intégrer les inquiétudes et besoins des communautés impactées négativement par les activités des entreprises.
Alors que les États débattaient d’articles précis et présentaient leurs déclarations, le troisième projet de traité présenté à la session de l’IGWG en octobre 2021 constituait à l’évidence une solide base de négociation. Le texte comble ainsi de manière adaptée quelques-unes des principales lacunes dans la prévention des violations des droits humains par les entreprises, l’accès à la justice et la réparation pour les victimes. Il reste cependant encore beaucoup à faire.
Il reste beaucoup à faire
Les OSC avaient certes un temps de parole lors de la session de l’IGWG pour faire part de leurs recommandations et commentaires relatifs aux divers articles du projet de traité, ainsi que sur les propositions des États, mais il reste encore des progrès à accomplir pour s’assurer que les voix de toutes les communautés sont réellement entendues, notamment tout au long de l’année entre les sessions annuelles de l’IGWG, et au niveau des dialogues nationaux et régionaux.
De plus, la participation des mouvements sociaux et des communautés concernées des pays du Sud aux sessions de l’IGWG continue à être fortement restreinte à cause des injustices vaccinales de la COVID-19. Outre l’accès inégal aux vaccins et les réglementations relatives à la COVID-19, l’accès limité à l’Internet et aux technologies des communications, ainsi que l’augmentation des coûts de déplacement due à la pandémie constituent des obstacles supplémentaires à la participation.
Pour que le contenu du traité soit le plus efficace possible pour les femmes et les communautés affectées, le texte doit encore être renforcé et mieux définir les protections, l’accès aux recours et aux dispositions qui concernent les activités des entreprises dans des situations de conflit. À ce titre, la Coalition F4BT a rédigé des propositions détaillées sur le texte du projet de traité, qui sont accessibles ici.
Un aspect indispensable du projet de texte porte sur les obligations des États dans les cas où les gouvernements s’engagent dans des contrats ou des activités commerciales avec des entreprises (p. ex. des partenariats public-privé, des approvisionnements publics, la privatisation de services ou l’investissement en utilisant un fonds souverain) ou d’autres États (en tant que membres d’institutions multilatérales telles que la Banque mondiale qui traite de questions commerciales, ainsi que lors de la conclusion d’accords de commerce ou d’investissement).
Il y a, en outre, un besoin de protections du fait de l’influence croissante des groupes de pression commerciaux représentant les intérêts économiques et commerciaux au niveau de la gouvernance. Certaines dispositions pourraient, par exemple, dans le cadre du traité, protéger efficacement la capacité des États et leur devoir d’agir dans l’intérêt public et de veiller à la protection contre l’emprise des entreprises (soit l’influence exagérée des intérêts économiques et commerciaux sur les politiques publiques et les lois).
Et que se passe-t-il maintenant?
Les négociations ayant lieu tous les ans, la période entre deux sessions est cruciale pour parvenir à un consensus et peaufiner les principales dispositions du texte. Alors que l’on constate une augmentation des violences à l’égard des communautés affectées, une poursuite des violations des droits et un accès très restreint à la justice et aux recours, les gouvernements doivent prendre des décisions qui répondent aux besoins des populations, protègent les plus faibles et promeuvent des politiques qui limitent les inégalités croissantes et favorisent la justice sociale.
Une pandémie n’est pas le moment de laisser les élites commerciales et corporatives s’emparer d’encore plus de pouvoir. Cela ne devrait pas être une possibilité.
Rejoignez la coalition Féministes pour un traité contraignant et d’autres mouvements de la société civile qui défendent une meilleure protection des droits humains, un accès effectif à des recours et la fin de l’impunité des entreprises.
En tant que féministes, nous n’abandonnerons tout simplement pas nos réclamations et poursuivrons nos efforts en vue de l’obtention d’un traité ambitieux qui réglemente le pouvoir corporatif.